La plupart des spécialistes datent les débuts du théâtre césairien de sa correspondance avec Janheinz Jahn en 1953, qui selon Ernspeter Ruhe « a également très tôt découvert aussi dans le poète lyrique le don du théâtre ». (8) D‘autres fixent la date une dizaine d’années plus tard à la rencontre avec Jean-Marie Serreau. Si l’on fait abstraction de l’analyse d’Arnold (1990), le texte de « Et les chiens se taisaient », paru dans le recueil Les armes miraculeuses en 1946▼, n’a jamais été pris au sérieux comme pièce de théâtre▼. Le texte s’incorpore bien au recueil lyrique et mérite sans doute le qualificatif d’« oratorio » donné par l’auteur et accepté par une partie de la critique. Par conséquent, jamais on n’a pu imaginer que l’on trouverait un jour un état du texte, antérieur a celui des Armes, qui soit destiné à la scène et, en outre, que cette version soit un drame historique portant sur la révolution haïtienne et la mort de Toussaint Louverture.
La découverte récente d’un texte dactylographié d’Et les chiens se taisent, corrigé par l’auteur, résulte d’un voyage en décembre 2008 qui m’a amené à une petite ville de Lorraine à la recherche de renseignements sur la préparation de l’édition Brentano’s du Cahier. Cet « Ur-texte » se trouve aujourd’hui au fonds Yvan Goll à la Bibliothèque Municipale de St. Dié des Vosges▼. Goll, qui avait traduit le Cahier avec Lionel Abel pour l’édition bilingue de Brentano’s (1947), est rentré avec sa femme Claire à son pays natal après son exil américain. Il a rapporté des Etats-Unis nombre de manuscrits qui sont restés inconnus pendant près d’un demi-siècle. Albert Ronsin, bibliothécaire vosgien, a dévoilé le contenu de ces archives dont il était devenu le conservateur après la mort des époux Goll. Il nous a appris l’existence de documents portant sur Césaire dans un article intitulé « Yvan Goll et André Breton : des relations difficiles »▼, où Ronsin relate les aléas de l’édition Brentano’s, qu’il a pu reconstruire à partir de la correspondance entre Goll et Breton jusqu’en 1944. Cet article révèle aussi, au passage, l’existence d’un manuscrit inconnu de Et les chiens se taisaient : « Enfin dernière lettre de Breton à Goll le 12 décembre 1944 qui réclame cette fois [...] le complément des manuscrits de Césaire : Et les chiens se taisaient » (72). Des manuscrits que Goll n’a évidemment jamais remis à Breton.
Cette lettre, conservée au fonds Yvan Goll, nous donne la première date précise liée au tapuscrit▼ ; néanmoins, il est raisonnable de supposer que celui-ci soit tombé entre les mains de Goll avec d’autres manuscrits de Césaire pour lesquels nous avons des dates antérieures. Les renseignements les plus sûres quant au destin du texte pendant les années de guerre est à la correspondance entre André Breton et Aimé Césaire déposée à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet. La première des lettres de Césaire à Breton qui mentionne ce texte est datée du 23 septembre 1943 : Césaire « [vient] de terminer un drame nègre ».▼ Celle datée du 16 novembre de la même année annonce l’expédition vers New York d’un colis qui contient « un recueil possible de poèmes▼ ainsi qu'un drame : Et les chiens se taisaient ».▼ Deux mois plus tard, Césaire expédie à Breton « quelques pages supplémentaires »,▼ Il s’agit du texte intitulé « Intermède » dont on ne trouve nulle trace dans l’Ur-texte, ce qui suggère qu’à cette date, Goll tenait déjà le tapuscrit de St.-Dié. Puis, révélation fulgurante le 4 avril 1944, dans une lettre où Césaire réagit au texte-préface de Breton « Un grand poète noir » : le poète martiniquais rejoint les surréalistes réunis autour de Breton sans réserves. Par la même occasion, Césaire désavoue l’historicité de l’Ur-texte des Chiens dans les termes qui suivent :
Né sous Vichy, écrit contre Vichy, au plus fort du racisme blanc et du cléricalisme, au plus fort de la démission nègre, cette œuvre n'est pas sans porter assez désagréablement la marque de ces circonstances.
En tout cas
1°) je vous demande de considérer le manuscrit que vous avez reçu comme un canevas, avancé certes, mais canevas cependant. Que si vous me demandez pourquoi je vous l'ai si hâtivement envoyé, c'est que je considérais comme urgent de le faire sortir de la colonie et de le déposer en mains sûres.
2°) ce canevas doit être complété et modifié. Corrigé dans le sens d'une plus grande liberté. En particulier la part de l'histoire, ou de « l'historicité » déjà passablement réduite, doit être éliminée à peu près complètement. Vous en jugerez vous-même par les « corrections » que je vous fais tenir par le même courrier.
Un mois plus tard seulement, le 26 mai 1944, Césaire explicite le sens de la lettre précédente en désavouant « ce drame qui ne sera peut-être jamais publié, tant il me gêne—et m’échappe. En tout cas, dès maintenant, méconnaissable ».▼ Le dernier échange entre les deux poètes au sujet de l’Ur-texte se trouve dans une lettre du mois d’avril 1945. Breton ayant révélé que Goll avait gardé les manuscrits de Césaire, celui-ci exprime son inquiétude que Goll—que Césaire ne connaît pas—puisse les publier, intégralement ou en partie. « De celui-ci j'espère », confie-t-il à Breton, « qu'il aura la délicatesse de ne rien publier, attendu qu'il ne m'a rien demandé, et surtout que je désavoue la version de cette œuvre que vous connaissez ».▼
Son mécontentement avec l’Ur-texte de Et les chiens se taisaient ne semble avoir dissuade Césaire d’y travailler pendant le second semestre de 1944, à l’époque de son long séjour en Haïti. C'est Thomas Hale qui fait état d’un article du journal Le Soir (19 décembre 1944), « Sur la scène de l'actualité. Prochains ouvrages d'Aimé Césaire », ou « un reporter anonyme à Port-au-Prince note que le prochain ouvrage du poète 'sera un drame qui par sa composition et sa structure est inspiré des tragédies antiques' »▼. Selon Toumson et Henry-Valmore, qui comme Hale ne disposaient pas de la correspondance Breton-Césaire à l’époque, celui-ci achève pendant son séjour en Haïti de mai à décembre 1944 Et les chiens se taisaient.▼ À la lumière de la correspondance Breton-Césaire, il est tout aussi probable que le drame annoncé en Haïti s’approchait déjà du texte incorporé aux Armes miraculeuses en 1946. Que Césaire, durant son séjour à Port-au-Prince, ait retravaillé son texte pour en éliminer avec fermeté les dernières références à la Révolution d’Haïti ne va pas sans ironie.
Les 107 feuilles qui constituent le texte d’Et les chiens se taisaient retrouvé à St. Dié rassemblent 39 feuilles dactylographiées en premier exemplaire et 68 feuilles de copies au carbone. Deux couleurs de papier carbone ont été utilisées : le bleu pour la plupart et parfois le noir. Toutes les corrections ont été faites directement sur les feuilles. C'est-à-dire que les corrections manuscrites, quoique portées pour les deux tiers à une copie de l’original, constituent un état unique du texte.
Quatre types différents de papier, au moins, peuvent être identifiés. Le premier type est fin, d’un blanc jaunissant (21.6 x 28 cm). Ce papier a normalement reçu le texte dactylographié directement. Le deuxième type de papier est fin et rougeâtre (21.6 x 27.8 cm). Les 20 feuilles de ce papier se trouvent, à la suite, au début de la pièce exclusivement. Toutes sont des copies au carbone bleu. Le troisième papier est fin et blanc légèrement teinté de bleu (21 x 27 cm). Le troisième et le quatrième type sont mélangés avec le premier tout au long du texte et à première vue ne suggèrent pas une relation spéciale avec la copie au carbone. Le dernier papier est épais, d’un blanc jaunissant, ayant parfois le bord rêche (22.4 x 28 et 21.6 x 28 cm).
Les corrections et repentirs dont le texte témoigne attestent d’une composition en transition constante, pleine de cicatrices et de points de suture. On y trouve, en général, au moins trois types de pagination différents et présents à chaque feuille. Parfois on trouve jusqu’à 6 paginations d’une même feuille. L’une d’elles, toujours au crayon, se trouve en haut de la feuille, à droite. Elle appartient au système du catalogue de la Bibliothèque de St. Dié et ne nous pose donc pas de problèmes. Le reste est plus compliqué. Malgré son intérêt historique, nous ne pouvons pas en entreprendre l’analyse dans ce descriptif. Il suffit ici de souligner les observations pertinentes :
a) La pagination finale qui donne au texte l’ordre actuel se trouve en haut de chaque feuille au centre.
b) Les différentes paginations suggèrent que l’ordre des pages a été changé au moins deux fois au cours de la rédaction de la pièce. Comme nous pouvons l’observer dans la comparaison des deux textes, l’ordre de la version des Armes de 1946 ne correspond à aucune des paginations possibles offertes par notre version. Ce tapuscrit exige une étude génétique plus rigoureuse pour révéler les diverses étapes de sa production ;
c) Une des paginations, présente sur peu de feuilles du document actuel, est contemporaine de la dactylographie du texte. Cette pagination commence au début de l’Acte III du tapuscrit, ce qui suggère que, à un moment donné, Césaire avait imaginé cet acte comme le début de la pièce. En effet, l’Acte III du tapuscrit de St. Dié s’approche le plus de l’idée générale du texte des Armes de 1946 au niveau de la forme et du contenu. Ce fait suggère que, à une époque encore indéterminée, pour créer le texte de Et les chiens se taisaient incorporé aux Armes, Césaire est revenu à une version antérieure à l’état du texte que j’ai trouvé à St. Dié. Les deux versions ne se développent pas forcément de manière chronologique non plus. Au contraire, mon analyse provisoire suggère qu’elles sont cousines plutôt que sœurs. La transmission se complique encore davantage, car on constate aussi que Césaire a retenu certaines corrections présentes à l’Ur-texte pour la version des Armes.
La plupart des corrections et ajouts sont faits au crayon, à l’encre bleue, d’autres avec la machine à écrire. Des corrections de moindre importance sont faites à l’encre rouge, noire, ou d’un teint bleu différent ou bien en utilisant un crayon rouge. Une comparaison de l’écriture avec celle du manuscrit du Cahier à l’Assemblée Nationale nous indique que la plupart des corrections, peut-être toutes, sont de la main de Césaire. À en juger d’après le placement des corrections, on peut conjecturer que celles faites à la machine ont été réalisées pendant la rédaction originale du texte. L’ordre chronologique des autres corrections semble bien être le suivant : au crayon sur les copies, puis celles à l’encre bleue. C’est à l’encre bleue aussi que Césaire note la pagination finale là où elle ne concordait pas avec une pagination antérieure.
La majeure partie des suppressions consiste en mots individuels, mais Césaire barre parfois des passages entiers. Les ajouts, au contraire, n’abondent pas comme dans le manuscrit du Cahier que j’ai consulté à la BAN. Presque toutes les feuilles portent des corrections. Les corrections faites à la machine laissent penser à un dactylographe maladroit. Cette leçon renforce celle du ms. du Cahier.
Pour conclure, et sans anticiper sur les analyses approfondies toujours à faire, nous tenons ici un texte qui promet bien des révélations sur le processus de création chez Césaire. La prochaine étape ouvrira toutes grandes les portes qui donnent sur la génétique de l’œuvre césairienne.
Les différences entre le tapuscrit de St. Dié et le texte des Armes miraculeuses sont nombreuses, à tel point que l’on peut les considérer comme deux œuvres distinctes. La différence la plus étonnante est sûrement la présence fondamentale de l’histoire dans l’un et son absence totale dans l’autre. S’il est quasiment impossible de résumer l’intrigue de l’oratorio tragique des Armes, on peut aisément esquisser les grandes lignes de l’intrigue de l’Ur-texte, qui suit indubitablement un ordre chronologique traditionnel.
Intitulée drame et non tragédie, la pièce ... Et les chiens se taisaient commence « à Saint Domingue à l’époque de la Révolution française ». Les principaux personnages se présentent ainsi : Toussaint Louverture, le Récitant, la Récitante et le Chœur. La ville de Saint-Marc vient d’être prise par les Britanniques et nous trouvons Toussaint en posture guerrière. « C’est le jour de l’épreuve » annonce le chœur et aussitôt arrive « un cortège magnifique » qui va essayer de tenter Toussaint avec des titres et de l’argent. Toussaint résiste et déclare que son but est la liberté, selon le principe que « la République a cloché un branle nouveau au monde en heurtant trois mots d’or ».
L’histoire révolutionnaire est évoquée par l’entrée « solennelle » de Toussaint à Santo Domingo, où il est reçu par les Espagnols. Les récitant(e)s insistent sur sa royauté et chantent son éloge en scandant la phrase « Ô Roi debout ». Toussaint se montre indifférent aux éloges des récitant(e)s, absorbé par ses méditations inquiètes sur la liberté, la guerre à venir et son ennemi, dénommé « Colomb ». Soudain, une foule d’esclaves arrive qui réclame la mort de Toussaint, car ils redoutent la vengeance des blancs. Après s’être fait gronder par Toussaint, la foule trouve le courage de confronter ses véritables ennemis. « Mort aux blancs. Mort aux blancs. » crie la foule. Ainsi commence la révolution générale.
Des changements rapides de scène s’ensuivent : à Saint-Domingue devant une riche maison coloniale « style 18e siècle », des jeunes filles en train de jouer sont averties par le chœur et leur mère de rentrer à la maison. Laissés seuls, le chœur et les récitantes réalisent une petite « scène de magie imitative » où le récitant signale la fin de l’ancien régime avec un « Adieu, Saint-Domingue ». Après une scène de bataille confuse, l’action se ralentit enfin et nous nous trouvons « au milieu d’une forêt. Chefs nègres et députés blancs en conférence. » Après la conférence les blancs offrent la paix a là foule qui vient d’arriver pour entendre des nouvelles, mais Toussaint révèle leur véritables intentions : « Ils sont venus proposer à vos chefs de se vendre [et] de vous trahir » déclare Toussaint. Suit le massacre des blancs.
L’scène se déplace au Cap. À l’assemblée, les députés sont en désarroi et Blanchelande, le gouverneur, arrête les délibérations pour obliger les politiciens à prendre leurs armes. Dans la rue les conversations des promeneurs montrent que les blancs ne comprennent pas le vrai danger, déjà devant leur porte. À la suite de cris, « un chant monotone et sauvage naît, grossit, approche ». Les nègres ont pris l’Assemblée. « Alors commence une séance sinistre et bouffonne pleine d’emphase et de cruauté ». Le simulacre de séance qui suit est une moquerie de la précédente ; il prophétise les problèmes inhérents à la récupération des structures coloniales après l’indépendance.
Quelques brèves scènes se passant à la campagne terminent le Ier acte. Deux jeunes filles et leur mère, une famille autrefois riche, actuellement réduite à trois par les massacres, essaient de se reposer un instant, avant de continuer la fuite. Après que les femmes auront disparu, on aperçoit des esclaves qui labourent au crépuscule en chantant pour tromper leur fatigue. Finalement le chœur et les récitantes déclarent, exprimant leur anxiété pour l’avenir, la naissance de la nouvelle République d’Haïti.
Toussaint au pouvoir, Haïti passe par une période de calme. Les récitantes médisent de la fausse paix et vaticinent quant aux luttes à venir. Des délégations viennent de partout faire l'éloge de Toussaint. Des prêtres, orateurs, marchands, tous acclament le nouveau chef, mais Toussaint décrie cette flatterie. Finalement, les flatteurs sont chassés sous « une pluie de cailloux lancés par d’invisibles mains ». Une nourrice arrive pour prier les gens de pardonner à Toussaint, soutenant que de son « temps on était plus doux, plus acceptant, plus consentant ». Toussaint continue de méditer sur la liberté de son peuple, pendant que les blancs dans les rues du Cap crachent leur indignation. Devant le palais de Toussaint la foule grossit, annonçant l'arrivée des armées françaises. Des cris répétés s’ensuivent : « Les blancs débarquent. Les blancs débarquent ».
Un parlementaire blanc accompagné d'une troupe arrive pour négocier avec Toussaint. Bientôt, le parlementaire dévoile à Toussaint les intentions de la République Française : reprendre Saint-Domingue sous sa domination. Toussaint n'est pas surpris et déclare au parlementaire son intention de défendre Haïti contre toute agression. Après avoir déclaré la guerre, le parlementaire sort. Toussaint encourage le peuple à se défendre comme jamais il ne l’a fait. Tandis que les blancs débarquent, les armées nègres vont à leur rencontre en hurlant « vive la liberté » et « vive Toussaint ».
Après la défaite, Toussaint s'enfuit avec ses cavaliers vers la forêt. Finalement la troupe s’ébranle et Toussaint arrive seul dans « une lande désolée » d’où on voit des « lueurs d'incendie » à l'arrière-plan. On pourrait décrire la scène suivante comme les lamentations de Toussaint, une sorte de Tentation de Saint-Antoine césairienne parmi la dévastation de la guerre. Pendant un instant, Toussaint se sent vaincu et des voix souterraines commencent à l’appeler. À la longue Toussaint réussit à sortir de l’abandon et réaffirme sa mission de vengeance. Immédiatement après, des voix célestes ordonnent de bâtir une prison sur la montagne et d’inventer des tortures nouvelles. Sur ces entrefaites, les voix souterraines se révèlent être celles du chœur, qui vient offrir la main à Toussaint.
Des esclaves enchaînés ayant traversé la scène, des dieux noirs surgissent « paissants [sic] sous la houlette de l'archevêque ». Les « dieux » et l’archevêque célèbrent le carnage à leur façon et donnent, dans un bref dialogue absurde, des signes de folie. À leur sortie, chacun traîne un hareng-saur, un poisson puant, attaché au bout d’un fil. Pour finir l’scène, les récitant(e)s se déclarent cernés et anticipent la prise imminente de Toussaint.
Un dernier épisode nous éloigne à « une campagne désertique, aussi peu tropicale que possible ». Un voyageur voilé arrive et demande aux paysans s’ils connaissent Toussaint Louverture. « Excusez-nous, nous ne le connaissons pas », répondent « les bonnes gens », occupés à planter des pierres. Le voyageur insiste, mais n’obtient pas de résultats. À bout de patience, Toussaint se dévoile et leur pose à nouveau la même question. Finalement, Toussaint laisse tomber et quitte le premier groupe de paysans qui se moque de lui en lui jetant des cailloux.
Toussaint s’approche d’un deuxième groupe, cette fois des « déterreurs de pierre » et leur demande de le baptiser. « Toussaint s'incline face contre terre, les bras écartés. Un des hommes lui verse de la terre sur la tête et la nuque ». Après ce baptême de terre, Toussaint se perd dans la nuit.
Le dernier acte commence au cachot de Toussaint dans le Jura. Les récitantes le saluent. Un geôlier interrompt les salutations pour nous signaler l’état honteux et bien mérité de notre héros. Tout au long de l’action, Toussaint recevra plusieurs visites. Le premier visiteur est Le Messager du 1er Consul (c’est-à-dire Napoléon). Le messager est venu offrir le pardon à Toussaint contre sa soumission totale. Toussaint refuse, bien sûr, en déclarant sa haine du consul et ses complices. Le messager fait alors des allusions au fils de Toussaint, Isaac, qui collabore peut-être avec les Français. La possibilité que son fils soit de mèche avec ses ennemis fait visiblement de la peine à Toussaint. Un nègre-à-lunettes (on ne sait pas s’il s’agit du messager) défend le fils contre le père. Il fait valoir l’argument que la paix avec la France dépend de l’oubli du passé. Le fils de Toussaint arrive enfin pour raisonner son père dans ce sens. Toussaint refuse et raconte à son fils l’histoire de la visite du maître à son berceau. La sollicitude du maître envers son fils a convaincu Toussaint qu’il devait se révolter contre l’esclavage. Quelque temps plus tard, il s’est effectivement révolté et, avec d’autres esclaves, a massacré le maître dans sa maison.
Le fils de Toussaint reste impassible devant ce récit et revient à la charge : que Toussaint accepte l’offre des Français et rentre à la maison. Isaac refuse de reconnaître sa propre lâcheté mais demande à son père de lui pardonner. Toussaint se retrouve seul avec ses convictions à la fin de la scène, où nous le voyons désillusionné. Un rêve ou une vision interrompt l’action alors. Un personnage grotesque, appelé Le Grand Prohibiteur, réveille sa bouche qui ronfle sous un arbre, afin que la bouche promulgue des lois. Une fois la bouche réveillée, Le Grand Prohibiteur exige qu’elle édicte la loi aux arbres et à la plaine, disant que les lois furent proclamées de cette façon en Amérique. C’est que Colomb a apporté avec lui plus que des armes. La bouche se rend finalement à l’évidence. La vision prend fin quand Le Grand Prohibiteur jappe « Véto, véto, véto ».
Cette étrange vision présage le récit des horreurs de la traite, qui se poursuit jusqu’au coucher du soleil. Celui-ci annonce la mort imminente de Toussaint. Dans un beau soliloque sur le crépuscule, le héros comprend que sa vie tire à sa fin. Il accuse les Européens d’avoir tué le soleil. Bientôt après, ses geôliers essaient de calmer Toussaint avant de se laisser aller à un jeu sadique. Ils le ligotent et le battent brutalement, tandis que Toussaint les raille en leur demandant de le battre plus fort encore. Il évoque à leur sujet tous les négriers du passé. Les geôliers se lassent enfin et quittent Toussaint, qui gémit par terre. La scène pénultième représente ironiquement la Sainte Vierge, qui apparaît dans une vision pour embrasser Toussaint comme son fils. À ce moment survient la résistance ultime de Toussaint. Il repousse la Vierge en se proclamant le fils de nulle autre que la terre. « Ah! il te fallait un fils nu, un fils trahi et vendu, un fils arrosé de crachats... et tu m'as choisi... Merci !». La vision disparaît pour laisser place à un dernier soliloque, très puissant, où Toussaint proclame son amour pour la terre. Il envisage déjà « des piquants d'étoiles » qui le recevront prochainement. Il meurt.
La pièce se termine là où elle a commencé, en Haïti. La révolution se poursuit, Dessalines ayant succédé à Toussaint. Les armées nègres s’apprêtent à reprendre le Cap. Symboliquement, Dessalines est le fils idéal, rôle qu’Isaac fut incapable d’assumer. Toussaint survit en Dessalines. Les récitants ont le dernier mot, une évocation extatique, avant de retourner à la terre eux-mêmes dans un simulacre de mort.
J’ai indiqué plus haut que la présence d’événements et de personnages historiques dans l’Ur-texte le différencie de tous ses successeurs : celui des Armes miraculeuses (1946), celui préparé en collaboration avec Jahheinz Jahn (1956), ou bien la « version théâtrale » publiée par Présence Africaine la même année. Pour différentes qu’elles soient, ces trois versions portent la désignation tragédie (Jahn, Tragödie). Or, l’Ur-texte se présente comme un drame historique. De 1946 à 1956, à l’intérieur des textes qui portent le titre Et les chiens se taisaient, le hors-texte n’est signalé que par des allusions imprécises, du genre : « dans un lointain historique », « île », « rebelle », et ainsi de suite. Ce que Barthes appelait le code gnomique se présente dans l’Ur-texte de manière précise : « À l'époque de la Révolution française », « Haïti », « Toussaint Louverture ». L’orientation de ces modifications est claire. La charpente de l’Ur-texte présente une intrigue linéaire se déroulant dans l’ordre chronologique qui correspond aux événements historiques qu’elle retrace. Par contre, les versions successives sont marquées par une action plus imprécise et diffuse. Le texte des Armes miraculeuses, quoique le plus proche dans le temps, en est le plus éloigné sur ce plan.
La décision qu’a prise Césaire de modifier le drame historique de 1944 en une tragédie (ou oratorio lyrique) qui fait partie intégrante du recueil les Armes miraculeuses (1946) a entraîné des coupes sombres dans toutes ces parties de l’Ur-texte qui représentaient ou faisaient manifestement allusion au monde extérieur : scènes de bataille, négociations diplomatiques entre Toussaint et les Français, discours à l’assemblée. Plus encore que la matière historique qui doit passer à la trappe, l’abondante matière qui change de place dans l’économie générale de la pièce retient notre intérêt. À maints endroits la réplique d’un personnage de l’Ur-texte se retrouvera dans la bouche d’un autre personnage, antagoniste parfois ! Le fait que les répliques ne correspondent plus à la psychologie de tel ou tel personnage souligne de façon indiscutable la décision d’abandonner le drame historique à la faveur de l’oratorio marqué au coin du surréalisme. Tandis que le drame historique mettait en valeur des rapports dialectiques qui renvoyaient à des antagonismes historiques, le texte des Armes miraculeuses supprime toute psychologie pour ne retenir que la tension dialectique.
Précisons par un exemple qui permettra au lecteur de saisir, à partir du texte ainsi redistribué, le processus de révision entreprise par Césaire après 1944. Je pars du texte de l’impression 1970 des Armes auquel on peut facilement avoir recours. Des « voix tentatrices » confrontent Le Rebelle. La réplique de la première voix est seule du chœur de l’Ur-texte (52). Les versets qui suivent appartenaient, dans l’Ur-texte, à un monologue de Toussaint (92-93). Plus frappante encore est la réplique de la deuxième voix (96-97) qui reproduit point par point deux versets du même monologue de Toussaint : « C'est fini, tout est fini, inutile de réclamer, l'action de la justice est éteinte / Voyez, ils l'ont déchiré en lambeaux, en lambeaux comme un cochon sauvage ». Cet exemple, qui est multiplié par cent dans le travail de transformation de l’Ur-texte, témoigne d’une redistribution de versets bien plus considérable que tout ce que l’on trouve dans les versions successives du Cahier d’un retour au pays natal entre 1939 et 1956. Ce faisant, Césaire modifie et la force et l’impact des versets redistribués à des actants divers de son oratorio de 1946. Seul le travail de collaboration avec Jahn, dix ans plus tard, aboutit à une modification aussi profonde de la structure des éléments de la pièce.
Je dois insister sur le fait que l’Ur-texte de 1944 était déjà éminemment théâtral. Sa découverte, et sa publication dans les Œuvres littéraires complètes de Césaire, obligera la critique à reprendre les conclusions qui prévalent depuis la publication, par les soins d’Ernstpeter Ruhe en 1990, de l’édition d’Et les chiens se taisaient due à Janheinz Jahn. Là où on a pu croire que c’est Jahn qui a amené Césaire à la scène, il va falloir se rendre à l’évidence. Avant de reprendre son texte pour le fondre en un recueil lyrique en 1946, Césaire avait déjà présent à l’esprit une mise en scène possible de son drame historique.
Pour le présent, ces conclusions doivent rester provisoires. Le travail à entreprendre avec James Arnold pour établir le texte des Armes miraculeuses, ainsi que l’édition numérisée des textes du Cahier d’un retour au pays natal (de 1939 à 1956), apportera de nouvelles découvertes sur le plan textuel. Pour le présent, je ne peux qu’indiquer mon accord complet avec le jugement de Césaire, qui considérait « Et les chiens se taisaient ‘un peu comme la nébuleuse d'où sont sortis tous ces mondes successifs que constituent mes autres pièces’ »▼. Avant la découverte tout à fait récente de l’Ur-texte, cette phrase ne révélait qu’une partie infime de son sens et rien de son importance pour la genèse de l’œuvre théâtrale de Césaire à partir de la révolution d’Haïti.
[The preceding represents the pre-print version of an article forthcoming from the AUF in Paris in 2010. My gratitude to Prof. James Arnold for the preparation of the French text. © Alex Gil]
ARNOLD, A. James. « Introduction », Aimé Césaire, Lyric and Dramatic Poetry, 1946-82, Charlottesville, VA, Presses Universitaires de Virginia, 1990, pages xi-xli.
CESAIRE, Aimé. ...Et les chiens se taisaient, Fonds Yvan et Claire Goll, Bibliothèque Municipale de Saint-Dié des Vosges, n° 510.301 II Ms.592 B.
—— "Et les chiens se taisaient," Les armes miraculeuses, Paris, Gallimard, 1946, 1970.
—— Et les chiens se taisaient, Arrangement théâtral, Paris, Présence Africaine, 1956.
—— Und die Hunde schwiegen, Tragödie von Aimé Césaire, Neue Fassung, übertragen und für die Bühne bearbeitet von Janheinz Jahn, Emsdetten, Verlag Lechte, 1956.
—— Interview avec François Beloux, Un poète politique: Aimé Césaire, dans Le magazine littéraire 34 (1969), pp. 27-32, spéc. 30 b.
Correspondance adressée à Yvan Goll, Fonds Yvan et Claire Goll, Bibliothèque Municipale de Saint-Dié des Vosges, n° 510 .513 (dossier A. Breton)
RONSIN, Albert. « Yvan Goll et André Breton : des relations difficiles » Yvan Goll (1891-1950); situations de l'écrivain / études réunies par Michel Grunewald et Jean-Marie Valentin, Paris, Lang, 1994. 57-74.
RUHE, Ernstpeter. Aimé Césaire et Janheinz Jahn : Les débuts du théâtre césairien, Würzburg, Königshausen u. Neumann, 1990.
TOUMSON, Roger et Simonne Henry-Valmore. Aimé Césaire : Le nègre inconsolé, Paris, Syros, 1993.