[An edited version of this article was originally published in print by the gorgeous journal, Genesis, no.33, Paris (2011). I owe a debt of gratitude to James Arnold for his help translating the original draft and to Daniel Delas for his excellent feedback.]

Introduction

Il est désormais difficile de nier le changement fondamental de paradigme que représente l’édition numérique des textes. Du projet Gutenberg de 1971 au projet HyperNietzche actuellement développé au sein de l’ITEM, les éditions numériques ont évolué d’une simple transcription de texte jusqu’à devenir des outils perfectionnés d’analyse, qui ont changé notre façon de comprendre et d’étudier les textes. Tout au long de ce processus, malheureusement, de nombreux corpus importants de la littérature ont été laissés pour compte. Au cours des années 1990, la généralisation de l’internet a coïncidé avec une migration en masse des textes papier vers un support numérique. Mais cet effort étant nécessairement lié à un appui institutionnel et financier massif, la plus grande partie de ces efforts de numérisation ont porté sur les canons bibliographiques de l'Amérique du Nord et de l'Europe. D’autres champs littéraires, dont l’immense majorité des corpus de la sphère francophone (Afrique, Caraïbe essentiellement), n’ont pas été pris en compte, pour des raisons diverses (institutionnelles, technologiques, juridiques etc.) En ce début de XXIème siècle, au moment où l'attention s'est déplacée de la numérisation à la création d'outils d'analyse qui pourraient être appliqués à l'énorme quantité de données collectées, il est devenu encore plus difficile d'obtenir des fonds pour les projets de numérisation à grande échelle de ces littératures négligées. Une solution provisoire, donc, consiste à créer des éditions numériques d’œuvres-clé de ces grands corpus, en laissant de côté pour le moment la numérisation massive des fonds d’archives. L’édition d’une pièce d’Aimé Césaire se propose donc un but démonstratif et exemplaire. Appelons cette solution la micro-numérisation.

Parmi les nombreux défis qui sont à relever par les équipes d’édition numérique, dans le cas d’objets éditoriaux complexes, l’un des plus délicats reste de réussir la collecte et de bien choisir ses stratégies de représentation éditoriale. Les textes de Césaire publiés sous le titre Et les chiens se taisaient sont l’un de ces objets éditoriaux complexes.  Réunir dans un seul espace en ligne les matériaux disparates (tapuscrits, livres imprimés, enregistrements, film) qui constituent cette archive sera déjà une réussite considérable.  Mais nous désirons ne pas nous arrêter là. Si la tâche de l’édition génétique, comme Walter Benjamin le disait de l'histoire matérialiste, consiste à « prendre possession de la mémoire, dans le cillement d’un éclair au moment du danger »[1] - en l’occurrence une suite d’actes poétiques réalisés par Aimé Césaire et ses collaborateurs[2]- alors il nous faut une édition qui puisse : 1) isoler ce que Jerome McGann[3] appelle le code linguistique (les mots) et le code bibliographique (l’arrangement, la typographie, le support matériel, etc. de façon à ne pas déstabiliser leur équilibre délicat[4] ; 2) représenter de façon dynamique la trajectoire et l’interrelation entre les éléments des différents états du texte, afin de nous permettre de recréer le long processus génétique de l’archive. L'absence de coordination entre ces deux fonctionnalités a imposé jusqu’à aujourd’hui une séparation entre les outils d'analyse et la représentation des textes en ligne. Pour nous, l’avenir de l’édition génétique suppose la capacité de joindre l’analyse à la représentation. Les ressources technologiques n’ont pas encore permis de concrétiser toutes nos intentions, mais notre but est de faire reculer les limites actuelles.

Une Genèse permanente ?

Dans la mesure où la genèse ne laisse qu’une trace matérielle de l’inscription, et où la continuité textuelle est la répétition substantielle du code linguistique, le processus génétique ne peut être lu qu’en terme d’ajouts, suppressions et transpositions d’éléments du corpus. Tout le reste est conjecture. Ces trois types de manipulation existent en amont et en aval de l’édition princeps. Ces trois mouvements ne deviennent clairs qu’après une manouvre critique de comparaison. Disons que ce travail de comparaison peut être ou intra-textuel (résultant de la comparaison d’un texte donné avec lui-même) ou extra-textuel (résultant de la comparaison de deux textes côte à côte.) En comparant des textes dans leur habitus matériel, nous comparons les codes linguistiques et bibliographiques. Mais chaque type de manipulation --ajout, suppression, transposition-- influe sur les deux codes de manière différente, et une édition numérique qui reprendrait seulement le code linguistique ne nous montrerait pas le tableau d'ensemble. Chez bon nombre d’écrivains d’avant-garde —Apollinaire et Brathwaite en offrent d’excellents exemples— le code bibliographique jouit d’une importance accrue. Chez Césaire, l’alternance de vers et de prose dans Et les chiens se taisaient mérite tout autant d’attention. L’isolement des codes bibliographiques dans les matériaux originaux ne peut que nous aider à représenter ce qui, dans le texte, est vers et ce qui est prose dans la production de leur milieu premier. Si on pouvait imaginer une édition idéale de cet ouvrage de Césaire, elle devrait nous permettre de comparer ces distinctions de manière significative. Les chercheurs qui abordent l’historique des textes de Césaire s’étonnent encore du fait qu’il existe de multiples versions de ses ouvrages, chacune portant la marque d’un contexte différent. Pourtant c’est là la norme de l’histoire textuelle des grands auteurs depuis des siècles. Et les chiens se taisaient met la barre un peu plus haut, sans doute, mais cette différence est de degré, non de nature. De plus, Et les chiens se taisaient se trouve à cheval entre la poésie (dans la version de l’oratorio lyrique) et le théâtre (dans la version éditée indépendamment depuis 1956), repoussant ainsi les frontières génériques et proposant une complexité qui dépasse la simple différence entre versions. En somme, cet ouvrage semble tout indiqué pour l’édition génétique en ligne, la seule qui puisse héberger et harmoniser toutes ses versions. Le premier tapuscrit connu de la pièce (fini en 1943) traite de la révolution de Saint-Domingue, avec Toussaint Louverture dans le rôle du héros[5]. S’ensuit une période de deux ans environ de refonte intense qui entraîne une première transformation en profondeur. Césaire commence son projet sur la révolution à Saint-Domingue sous le régime vichyste de l’amiral Robert (1940 à 1943). Le texte, anticolonialiste et anti-européen, présente plusieurs indications formelles qui trahissent une intention de porter le sujet à la scène, ce qui était manifestement impossible dans la Martinique verrouillée par le régime militaire et collaborationniste. Le tapuscrit que nous avons retrouvé à la bibliothèque municipale de Saint-Dié des Vosges, qui comporte 107 feuilles de matière et de format variables, témoigne de multiples faux départs. Dans ce fouillis génétique, on constate des variations dans la situation et le lieu de l’action (de Saint-Domingue à la France, notamment). À une époque qu’il a été impossible de cerner avec toute la précision voulue, Césaire a transformé ce texte primitif (historique et scénique) en un oratorio lyrique qui a pris place dans son premier recueil de poésie, Les armes miraculeuses, édité chez Gallimard en 1946. Dans cette première version éditée de « Et les chiens se taisaient » le héros devient le Rebelle, personnage anhistorique, atemporel et dépouillé de toutes les caractéristiques spécifiques à Toussaint Louverture. D’ailleurs la transformation du texte, entouré du contexte lyrique des Armes miraculeuses, a si bien fonctionné que les critiques l’ont rarement lu comme une pièce de théâtre, malgré les didascalies et la présence d’autres personnages plus ou moins nettement définis. Plusieurs fragments publiés individuellement dans la revue Tropiques se trouvent incorporés à cette version des « Chiens ». Au moins un de ces fragments existe aussi sous forme de tapuscrit. Plus étonnante encore est la reprise de l'un des fragments de Tropiques par la revue Lettres Françaises à Buenos Aires sous la direction de R. Caillois en 1945. La transition du tapuscrit à la version éditée sous forme d’oratorio lyrique constitue déjà un défi pour le généticien ; mais ce n’est que le point de départ du processus génétique de cet ouvrage complexe. Une décennie plus tard le texte est refondu en Allemagne pour la radio, dans une collaboration extraordinairement étroite entre Césaire et Janheinz Jahn[6]. Jahn intervient en tant que traducteur, certes, mais aussi comme co-auteur du texte en langue allemande, ce que Ernstpeter Ruhe a révélé dans une monographie publiée en 1990[7]. Ruhe a démontré à quel point Césaire a accepté les interventions de son collaborateur accompagnant la traduction de son texte pour la radio de l’état de Hesse (Francfort) en 1956. L’appareil critique de son livre ne pouvait représenter qu’une partie des documents qu’il a trouvés dans les archives Jahn conservées par la compagne de celui-ci, Mme Ulla Schild. Une édition génétique en ligne, par contre, offrirait la possibilité de reproduire intégralement tous les documents afférents à cette collaboration, lesquels se trouvent actuellement aux départements d’études africaines de l’université Humboldt, à Berlin, où nous les avons consultés en mai 2010.  Cette édition, qui pour le moment reste idéale, comporterait aussi la transcription et l’enregistrement du Hörspiel (pièce radiophonique) de la radio allemande. La même année, Césaire fait éditer à Paris, chez Présence Africaine, un texte fort différent, conçu pour la scène. Nous savons désormais que ce dernier procède d’un processus de réécriture qui ne doit rien, directement au moins, à la collaboration simultanée avec Jahn. Autre contexte : autre texte. C’est la version que l’on connaît depuis 1956 comme la « version théâtrale » de Et les chiens se taisaient. Un certain nombre d’adaptations s’ensuivirent, dont un court métrage réalisé par Sarah Maldoror en 1978. Le professeur Arnold en possède le scénario et nous croyons possible de reproduire également le film, numérisé, dans l’édition en ligne. Parmi les textes de Césaire écrits pour le théâtre, Et les chiens se taisaient est l’orphelin de la critique. Quoique remis sur le métier vingt fois par Césaire, il rencontre une indifférence quasi-totale depuis un demi-siècle, et ceci bien qu’à chaque reprise Césaire ait mis en question la distinction conceptuelle entre adaptation et version. Du tapuscrit à l’oratorio, par exemple, on ne constate pas moins de 77 transpositions [caption id="attachment_983" align="aligncenter" width="260" caption="Fig. 1 : Et les chiens se taisaient : du tapuscrit à 1956"][/caption] Aux faux départs et tentatives de restructuration notés ci-dessus s’ajoutent de multiples projets de pagination dont on trouve les traces en marge des feuilles.  Il importe de noter ici que ces ajouts, suppressions et transpositions ne s’arrêtent pas après la première publication en 1946. Par rapport au texte de l’oratorio lyrique édité dans Les armes miraculeuses, aussi bien la version allemande à laquelle Jahn a largement contribué que la version théâtrale publiée à Paris en 1956 font preuve d’une quantité impressionnante d’ajouts et de modifications de toute sorte. Dans ces conditions, est-il encore possible de faire comme si le processus de création s’arrêtait à la première édition du texte ? Les acrobaties textuelles de Césaire, de 1946 à 1956 autour d’un « même » texte, justifient une analyse de ce que nous entendons par genèse. Si les marqueurs génétiques consistent essentiellement en ajouts, suppressions et transpositions, arrêter l’analyse de ce processus au moment de la première édition nous semble relever d’une distinction quantitative qui dépend du degré d’intensité des interventions auctoriales, non de leur nature. Pourquoi supposer en effet que cette première édition fournirait la stabilité essentielle et possèderait une sorte de valeur iconique qui, par contrecoup, validerait la téléologie des documents de travail ? Notre analyse des versions successives des Chiens nous mène à croire que Césaire, comme beaucoup d’écrivains avant lui, a montré à ses proches et à ses intimes des versions de son texte bien avant de le faire circuler parmi le public anonyme. Le texte intitulé « Intermède » pourrait nous servir d’exemple. Ce texte a été envoyé par Césaire à Breton, qui à son tour l’a partagé avec son cercle sous forme manuscrite, avant qu’il ne soit publié, d’abord comme un poème individuel, puis dans l’ensemble de l’oratorio lyrique. La quantité des documents de travail antérieurs à la première édition ne doit pas servir d’argument déterminant non plus, car la collaboration de Césaire avec Jahn, comme nous l’avons vu, présente un nouveau « moment » de création bien après la première édition. Sans doute les quelque 4.300 feuilles manuscrites de Madame Bovary constituent-elles un objet de travail plus enivrant et stimulant, mais les tapuscrits annotés par Césaire sont parfaitement typiques des habitudes de travail de bien des auteurs du vingtième siècle. Le cas du premier tapuscrit des « Chiens » (notre Urtext) est éloquent quant à la chronologie de sa composition tant il contient d’indices. Le manuscrit autographe ou bien le tapuscrit annoté ont une vie fort différente de celle du texte publié, certes, mais tous deux sont sujets à des processus propres au texte, dans sa dimension sociale. Une édition génétique en ligne, telle que nous l’envisageons, peut les abstraire pour les comparer. Ainsi, quand Césaire commence à écrire le texte du tapuscrit des « Chiens », son destinataire est évidemment différent de celui visé par le texte publié dans Les armes miraculeuses. Le public visé par le texte changera à nouveau, au moins deux fois, au cours de l’année 1956, comme nous le démontrerons. Cependant le but reste identique, quoique les moyens varient considérablement. Si notre mission est bien de sauvegarder et restituer les actes poétiques tels qu’ils s’incarnent dans leurs divers habitus, il nous faudra envisager une analyse génétique au long cours.

Blocs de texte : les LEGOS de Césaire

L’une des caractéristiques saillantes de la pratique créatrice de Césaire est le réaménagement de ses textes. Il n’est pas le seul à le pratiquer, bien entendu, et tout généticien en reconnaîtra, peu ou prou, les traces chez les auteurs qu’il ou elle édite : en commençant par les balbutiements des débuts pour aller jusqu’aux réimpressions et adaptations posthumes. C’est l’intensité et la fréquence de la démarche qui en fait, en quelque sorte, la signature de Césaire. Au commencement, au moment de la conception - dans la mesure où cette conception s’inscrit et où la trace en reste accessible - l’étendue de cette pratique est souvent envahissante.  Dans la plupart des cas, nous semble-t-il, cette intensité se détend petit à petit. Dans le cas de Et les chiens se taisaient, nous abordons le texte après le(s) premier(s) brouillon(s), à l’état de tapuscrit, mais l’intensité des transpositions reste toujours très forte, à la fois à l’intérieur du tapuscrit et dans l’édition originale de 1946. Nous appelons bloc textuel le quid de ce processus. Quoiqu’ils soient très difficiles à cerner et à définir, ces fragments qui creusent et réorientent l’œuvre, à l’intérieur comme à l’extérieur du texte, se laissent pourtant décrire. Ni vraiment mots, ni phrases ni paragraphes, ce sont des séquences de paroles que les circonstances ont réunies et, pour le meilleur et pour le pire, le sens du texte est lié à leur transposition. On les saisit d’abord à l’aide d’une reconstruction, donc d’un acte critique. À l’intérieur d’un manuscrit autographe ou d’un tapuscrit, on peut les reconnaître par les flèches ? qui marquent le sens physique de la transposition, mais aussi par l’organisation des pages ou des fragments matériels. Dans le cas de Et les chiens se taisaient, nous reconnaissons au moins six paginations différentes qui signalent autant de faux départs ou d’hésitations. À l’intérieur même de ces séquences, nous trouvons des interruptions qui suggèrent que des pages manquent ou ont été retravaillées en profondeur. Trois indices extralinguistiques nous permettent, dans le meilleur des cas, de reconstruire la chronologie des fragments : les instruments (crayon, de couleur ou non, stylo, encre, etc.) utilisés pour effectuer les modifications, le papier (dans ses propriétés matérielles) et la copie au carbone. L’ordinateur nous permet de reconstruire ces hésitations ainsi que les versions primitives du texte. On pourrait désigner ce processus par le néologisme versionnage virtuel.  Une version virtuelle offre bien des possibilités au lecteur comme à l’éditeur. Si le lecteur averti a la capacité de créer au vol, pour ainsi dire, une version du texte qui se conforme aux indices matériels qu’il repère, le processus génétique devient par là même transparent aux yeux du non-spécialiste. Il est évident que le livre imprimé, avec sa logique de continuité qui suppose une finalité, est hostile à ce jeu textuel. Pour revenir au tapuscrit de Et les chiens se taisaient, nous estimons que l’on pourra reconstruire de telles séquences en utilisant la technologie actuellement disponible à partir de tableaux codicologiques. [caption id="attachment_1004" align="aligncenter" width="258" caption="Fig. 2. Représentation abstraite de la genèse du texte dactylographié."]Fig. 2. Représentation abstraite de la genèse du texte dactylographié.[/caption] La rigueur philosophique qui déstabilise ainsi la présumée auto-référentialité des textes exige sans doute une démonstration concluante. On se convaincra aisément, selon nous, de la différence empirique entre les blocs qui changent de place entre les versions du texte. Cette différence joue à la fois sur le plan interne (bibliographique et linguistique) et sur le plan contextuel, dans la majorité des cas. Il importe d’attirer l’attention sur ce dernier point au moment d’identifier ces entités étranges. A l’évidence, à le considérer dans la perspective du code linguistique d’une seule version, un bloc de texte donné ne se distingue pas de son contexte. Par conséquent, nous devons conclure que le concept de blocs de texte, ainsi définis, existe seulement a posteriori, et résulte de la comparaison de deux versions (virtuelles ou extratextuelles) du texte. La nécessité de juxtaposer des versions du texte entraîne un certain nombre d’observations :
  1. Théoriquement on pourrait appeler bloc de texte tout ce qui dépasse deux vocables mais reste en deçà de la moitié du tout ; toujours sur le plan théorique, au-delà de la moitié, on parle du texte, non de blocs.
  2. Toutefois l’analyse de la pratique de transposition révèle rapidement qu’il est impossible d’identifier selon la seule quantification le bloc qui change de position relativement à d’autres parties du texte, car cette démarche génère de nouvelles divisions à l’intérieur du texte conçu comme statique.
  3. Il est permis dans ces conditions de conclure qu’un bloc de texte est en phase avec son contexte ; ainsi, malgré la corrélation imparfaite entre les fils linguistiques, on peut néanmoins avancer que les blocs correspondent.
Représenter ces transpositions par un moyen qui rende le processus intelligible suppose de pouvoir zoomer sur les deux versions pour les comparer l’une à l’autre. Étant donnée la nature linéaire de l’écrit, il faut abstraire les blocs de texte sous forme de figures géométriques pour en faire un graphique didactique.  Le but est évidemment de profiter de la mise en place de la littérarité visuelle, sans perte d’information. Le meilleur exemple actuellement disponible est sans doute celui de Ben Fry. Dans son ouvrage « On the Origin of Species : The Preservation of Favoured Traces », Fry révèle comment la représentation par la couleur et les figures géométriques peut permettre la visualisation de modifications textuelles de L'Origine des espèces de Darwin. La faiblesse de sa méthode est de vouloir sauvegarder l’unité idéale du texte.  Une approche complémentaire consisterait à juxtaposer les versions. Dans le cas qui nous concerne ici, nous nous trouvons en présence de la transposition du tapuscrit en une version théâtrale (Présence Africaine, 1956) des Chiens. En utilisant ce même outil de représentation pour l'édition en ligne, nous pourrons combiner le géométrique et le lisible pour mettre en relation les différentes versions du texte.

Représentation Profonde et Li(vi)sibilité

Nous appelons représentation profonde de la matérialité des textes dans un milieu cybernétique le type de visualisation que nous venons de décrire. Nous dirons qu’il existe ici deux axes de représentation: la comparaison de deux versions (ou plus) côte à côte correspond à l’axe diachronique (horizontal) parce qu’il représente le mouvement dans le temps. L’axe vertical ou synchronique correspond alors à chaque état individuel du texte, toujours considéré comme le mariage des codes linguistique et bibliographique. Le développement de l’axe vertical aux fins de publication en ligne présente autant de défis que ceux générés par l’axe horizontal. Dans le cadre du laboratoire de chercheurs Scholars Lab de l’Université de Virginie, nous visons à créer une transformation XSLT qui permettra de coordonner les technologies TEI (p5) et CSS (3.0) afin de générer des transcriptions numérisées qui préserveront, autant que possible, les codes bibliographiques de l’original. Nos expérimentations jusqu’à présent ne nous permettent pas encore de retenir tous les codes bibliographiques d’origine ; la texture du support papier en est un exemple. Dans ces cas, nous continuerons de nous servir de notes basées sur la manipulation de l’original. Les codes que nous arrivons à représenter ainsi comportent des degrés de réussite variables.  Parmi les défis auxquels nous devons faire face se trouvent : Ces difficultés augmentent, comme on peut l’imaginer, dès qu’on aborde les manuscrits autographes, les tapuscrits et autres brouillons.  À court terme, on devra appliquer la politique de transcription des critiques et éditeurs génétiques traditionnel afin de perfectionner la capacité de représentation graphique de l’ordinateur. Jusqu’à présent, les éditions numérisées ont utilisé des images de l’original (JPEG ou TIFF) afin d’en représenter les codes bibliographiques et n’en ont transcrit que le code linguistique. Les transcriptions ont servi à faciliter la recherche et, dans certains cas, la collation des textes. Alors qu’on possède désormais les applications qui permettent de préciser la cartographie du texte derrière l'image (PDF image/texte par exemple), la question se pose : pourquoi abstraire ? Pourquoi reconstruire les coordonnées textuelles avec HTML ?  Ne pourrait-on, au contraire, permettre à l’image de porter le code (TEI) et l’utiliser aux fins de recherche ? La réponse est double : tout d’abord la recherche et la collation ne sont pas les seules opérations dont nous avons besoin. En créant des représentations abstraites comme celles que nous avons illustrée ci-dessus, on pourra créer des versions virtuelles du texte au vol, comme nous l’avons déjà suggéré. Ensuite, une édition génétique bien faite est un instrument didactique qui doit associer l’utile à l’agréable. Si la transcription du texte par le protocole Unicode, au contraire de la représentation par l’image, réduit la « chaleur » (comme aurait dit le théoricien des médias M. McLuhan), elle nous aide à guider un peu mieux l’attention du lecteur, à manipuler le code linguistique et à créer des versions que n’ont jamais existé dans un soutien matériel. En fin de compte, l’abstraction réalisée à partir des indices visuels de l’original crée une editio qui produit un supplément d’utilité par rapport à l’original. En plus de la différence inévitable entre l’original et sa reproduction documentaire, on mettra en relief, en les surlignant, des traces qui deviendront ainsi visibles. C’est à Nicolas Martin-Granel que je suis redevable du merveilleux néologisme li(vi)sibilité, afin de décrire l’heureux entre-deux qui joint le plaisir du texte aux fonctions que le chercheur veut rendre visibles. On ne saurait surestimer l’importance de cette observation. S’il n’est plus nécessaire de sacrifier le plaisir aux opérations scientifiques, il convient de reconnaître que la li(vi)sibilité relève de l’interface, non de la quantité d’information en tant que telle. Dans l'état actuel de son développement, l'apparatus criticus est un outil puissant, mais qui exige une maîtrise de toutes sortes de paramètres. La nouvelle édition du logiciel Juxta, à l’origine un logiciel de collation, promet de démultiplier cette fonctionnalité et réduire en même temps la courbe d'apprentissage du chercheur. Ses visualisations communiquent plus rapidement et plus intuitivement que les éditions antérieures. Là où Juxta servait essentiellement d’instrument analytique, sa nouvelle version peut non seulement convertir ses visualisations en images JPEG pour les utiliser n’importe où, mais elle reconnaît désormais de plus l’encodage TEI. Tandis que cette première fonctionnnalité nous montre déjà comment Juxta devient un outil de représentation, cette dernière fonctionnalité rendra possible, dans les versions futures du logiciel, de représenter le code bibliographique du texte. La prochaine étape de son évolution portera Juxta directement sur la toile, où les utilisateurs pourront encoder leurs comparaisons directement dans leurs archives, en se passant des images statiques. Pour éviter de donner l’impression de réinventer la roue, une part importante de l’édition d’Et les chiens se taisaient portera sur l’interface actuel de Juxta.  Mais avant d’y arriver, il faut mettre en place un certain nombre de structures. Contrairement à la version courante de Juxta et aux autres applications de type Diff (MEDITE ou la Versioning Machine), qui reconnaissent automatiquement les différences entre les versions de la pièce de Césaire, notre édition inscrira "à la main" l'information codicologique dans l'encodage TEI du texte des Chiens au moyen d’un ancrage non-hiérarchique. Afin de communiquer ces codes bibliographiques, ceux-ci doivent être coordonnés ensuite avec le protocole CSS au moyen d’une transformation de type XSLT. Une fois préparés les protocoles CSS et HTML, l’interface fonctionnera sans doute à l’aide de PHP et de Javascript. Une version future de Juxta rendra ce travail préliminaire obsolète, mais pour le moment ce sont les relations que nous établissons avec le texte de Césaire qui peuvent aider Juxta à se perfectionner. On peut envisager désormais le moment où Juxta —ou un logiciel similaire— deviendra une machine à représenter le texte en profondeur. Le travail en cours est codé de haut en bas en utilisant les normes du standard web, ce qui devra permettre à d’autres projets de se servir directement du modèle. Pour nous, le travail sur les textes de Césaire apporte donc une contribution au monde de l'édition numérique en général.

Deux perspectives : L’interface

L’interface de Et les chiens se taisaient que nous perfectionnons en ce moment permettra de visionner un seul texte ou deux versions à la fois, comme le fait Juxta actuellement.  Dans les deux cas, le produit doit ressembler au texte d’origine. La version simple fournira au lecteur à la fois un texte net et une copie à couches multiples. Le texte net ressemblera à celui que l’on peut télécharger aujourd’hui avec un lecteur numérisé du genre Kindle, iPad ou encore un Smartphone. Si la réalisation est perfectionnée, ce texte comportera une bonne partie de l’information que fournit l’original avec des éléments d’analyse scientifique. La version simple permettra également la création de ces textes qui n’ont pas d’équivalent matériel et que nous appelons virtuels. Pour en donner un exemple, le lecteur pourra produire une version du tapuscrit du Chiens sans les ajouts à l’encre bleue ou sans ajout aucun. La version à couches multiples admet une complexité accrue. En ajoutant les couches multiples on pourra intégrer des informations appartenant à d’autres versions, afin de créer un texte imaginé dans son unité idéale. De surcroît, les couches multiples seront le support d’annotations scientifiques, de traductions et d’autres types d’appareil critique. La possibilité de travailler avec ces multiples couches d’information permet un type de visualisation du texte poétique qui est autrement plus efficace que le travail sur des textes juxtaposés côte à côte. Au moyen d’un levier chronologique, par exemple, on pourra représenter les ajouts, les suppressions et les transpositions dans un seul et même espace visuel, un peu à la manière du versionnage utilisé par Google Docs aujourd’hui. Beaucoup des fonctionnalités disponibles dans la version simple peuvent aussi se réaliser dans la version double du texte. L’avantage de cette dernière technique de représentation est qu’elle met en relief l’axe diachronique. En minimisant l’emploi des couleurs, cette approche communique aisément les variations dans le temps. L’une des caractéristiques les plus intéressantes de cette représentation de deux textes simultanément est la possibilité de comparer deux versions virtuelles du même tapuscrit ou manuscrit pour nous aider à reconstruire des chronologies de composition. On voit ici comment la logique de l’abstraction est devenue la force motrice du processus. L’action de séparer des éléments discrets du texte en tant que critères analytiques crée une comparaison ceteris paribus. Une autre caractéristique importante de la version double est la possibilité de comparer visuellement les propriétés matérielles de la page ou feuille (format, style, etc.). En créant un codage des propriétés physiques et matérielles de la page ou feuille selon le protocole TEI on génèrera des visualisations similaires à celles de Juxta qui isoleront non seulement le code linguistique, mais aussi le code bibliographique. Là encore, le but est de rendre ces caractéristiques utiles autant que possible. Malgré le degré de complexité que nous apportons à cette interface, le mariage des codes linguistique et bibliographique en est le saint graal. Ainsi l’interface doit s’effacer, aux yeux de l’utilisateur, au profit d’une meilleure représentation du texte. Pour ce faire, on aura besoin des leçons des maîtres du design sur la toile, ce qui est tout autre chose que le design dans l’univers du livre imprimé. Paradoxalement, la solution élégante réalisée dans le domaine de la toile doit servir les besoins de l’univers du livre imprimé. Ce sont finalement les gestes poétiques que nous servons par la création de cette nouvelle technologie. L’interface n’est qu’un instrument —sophistiqué certes — qui nous permet d’approfondir notre engagement envers la poésie.

[1] Walter Benjamin, "sich einer Erinnerung bemächtigen, wie sie im Augenblick einer Gefahr aufblitzt” (Über den Begriff der Geschichte).
[2] Des interventions éditoriales (i.e. J. Jahn, A. Breton, et al) que nous incluons ici dans le dossier génétique pris dans son acception large.
[3] Jerome McGann, The Textual Condition. Princeton, N.J.: Princeton University Press, 1991
[4] Il s’agit ici des seuls objets textuels. Au fur et à mesure que l’édition numérique évoluera et que les éditeurs eux-mêmes rempliront la fonction de conservateur, il est permis d’imaginer un fonctionnement plus sophistiqué de l’archive numérique.
[5] Cf. Alex Gil, « Découverte de l’Urtext de Et les chiens se taisaient », Aimé Césaire à l’œuvre, Marc Cheymol et Philippe Ollé-Laprune (dir.), Éditions EAC, 2010, p. 145-156.
[6] À lui seul, Jahn a imposé au cours des années 1960, en Europe et dans les Amériques, la notion d’une civilisation qu’il appelait « néo-africaine », pour désigner les peuples de la diaspora, et dont il a cru pouvoir identifier les constantes, partout dans le monde. On consultera utilement à ce sujet Muntu : l’homme africain et la culture néo-africaine (1961) et son Manuel de littérature néo-africaine du XVIe à nos jours (1969).
[7] Ernstpeter Ruhe, Aimé Césaire et Janheinz Jahn, les débuts du théâtre césairien : La nouvelle version de « Et les chiens se taisaient », Würzburg, Königshausen & Neumann, 1990.